D-1 : la démocratie américaine en jeu
Nous y voilà. J’ai commencé ce blog il y a 49 jours, et je n’aurais jamais pensé que cette élection connaîtrait autant de rebondissements en si peu de temps. Les manifestations contre les violences policières, le décès de l’icône Ruth Bader Ginsberg et le basculement de la Cour Suprême, et un débat pas vraiment présidentiel. Suivi, bien sûr, de la contamination de Trump et d’une partie de ses proches à la Covid, et la nouvelle flambée de la pandémie dans les Etats américains du Midwest.
A J-1, je ne vais pas essayer de sortir une boule de cristal ou de me lancer dans les savants calculs de grands électeurs, que les prévisionnistes feront bien mieux que moi à la TV, avec leurs écrans tactiles. J’aimerais faire avec vous un tour d’horizon de la situation de façon la plus rationnelle possible, et surtout essayer de comprendre les enjeux de l’après-élection.
Tout d’abord, les sondages. Le dernier sondage national du Wall Street Journal et NBC News attribue à Joe Biden une avance de 10 points, avec 52 % des intentions de vote contre 42 % pour Donald Trump. Un niveau stable par rapport à mi-octobre, où il affichait une avance de 11 points. Mais il convient de prendre en compte deux autres facteurs importants: d’une part, les swing states, ces fameux Etats clé que chaque candidat doit remporter, et où l’écart entre les deux candidats s’est réduit. Joe Biden mène encore largement dans le Wisconsin, de 11 points, mais il devance Trump de 6 points dans l’Arizona et la Pennsylvanie, et de seulement 3 points en Floride selon les derniers sondages. La Floride est donc un « toss-up » state, un Etat qui peut basculer d’un côté ou de l’autre à ce stade, un enjeu d’autant plus important que c’est aussi le swing state avec le plus grand nombre de grands électeurs, 29 au total. D’autre part, rappelons-nous que les sondages ont une marge d’erreur, parfois importante comme l’a montré l’élection de 2016. Pour l’instant, le New York Times projette que Joe Biden gagnerait quand même, même si la marge d’erreur était la même qu’en 2016. Mais chaque camp en est conscient, le résultat de l’élection dépend de leur capacité à convaincre leurs partisans d’aller voter.
Pour le moment, c’est mission accomplie en termes de participation. Pas moins de 95 millions de personnes ont déjà voté à ce jour, dont 60 millions par courrier, et on attend encore 30 millions de bulletins de vote à distance. Chaque parti a sa stratégie : d’un côté, les républicains ont dépensé des millions de dollars pour inscrire des partisans de Trump, en particulier des hommes blancs de la classe ouvrière et peu diplômés, sur les listes électorales et les faire voter. De l’autre, les démocrates comptent sur le changement de camp des femmes, qui avaient voté pour Trump en 2016. Le Président a perdu beaucoup de terrain auprès des femmes, et accuse un retard de 20 points par rapport à Biden, à 37 % contre 57 % des intentions de vote. Mais aussi les seniors, où Donald Trump a un retard de 23 points au plan national, alors même qu’ils l’avaient favorisé en 2016. C’est une tranche de l’électorat qui est notamment déterminante dans les swing states, où l’avance de Biden est plus faible, auprès des seniors, et ils sont donc courtisés activement par les deux partis.
Sur le fond, deux sujets animent les électeurs: l’économie et la crise Covid, au coude-à-coude. Et selon un sondage Fox News, Donald Trump a une petite avance d’1 point sur sa capacité à relancer l’économie, alors que Joe Biden le devance largement sur la gestion de la pandémie, de 16 points. En tout état de cause, les enjeux de cette élection ont d’ores et déjà réussi à mobiliser les Américains. Mais c’est aussi le piège, car il y a un volume historique de bulletins de vote à distance à dépouiller, et cela prendra du temps. Parmi les « swing states », au moins deux à trois Etats, la Pennsylvanie et le Michigan, voire le Wisconsin, ont déclaré qu’ils n’auraient pas le résultat final de l’élection mardi soir, car ils commencent à dépouiller le jour de l’élection seulement ou acceptent des bulletins jusqu’à 3 jours après.
Le mot d’ordre est donc « patience ». Patience le soir du 3 novembre, où la soirée électorale ne ressemblera pas aux autres. Les résultats de l’élection présidentielle pourraient être biaisés ce soir-là, car la majorité des républicains vote sur place dans les bureaux de vote, tandis qu’une majorité de démocrates vote à distance, des bulletins qui pourraient être comptés ultérieurement. Mais Donald Trump ne veut pas inciter à la patience, car cela ne le servirait pas. Le risque est donc grand qu’il s’attribue une victoire encore incertaine, si les votes n’ont pas tous été comptés. Pas plus tard qu’hier soir, il a déclaré que compter des votes après le 3 novembre était illégal, une autre “fake news”, mais cela montre en tout cas qu’il va employer tous les moyens pour remettre en cause un résultat qui lui serait défavorable. Il a aussi indiqué qu’il allait contester le résultat de la Pennsylvanie à cause de cette règle autorisant de recevoir des bulletins jusqu’au 6 novembre. Il plaide donc la fraude massive avant même le résultat final, et cela donne le ton de ce qui nous attend immédiatement après l’élection.
La plus grande menace aujourd’hui, c’est donc que cette rhétorique de la fraude déchaine les passions, parmi ses plus fervents supporters et dans une Amérique plus divisée que jamais, sur fond de Black lives Matter. On a déjà vu les premiers exemples de dérapages, comme des voitures qui ont encerclé un bus de la campagne Biden dans le Texas, et l’ont obligé à annuler deux meetings. Ou encore une caravane de véhicules de supporters de Trump, qui ont bloqué un pont dans le nord de New York et une autoroute dans le New Jersey.
L’enjeu de demain est donc celui d’une élection présidentielle, mais aussi et surtout la survie de la démocratie américaine. Une démocratie qui est aujourd’hui mise à mal par les profondes divisions entre les deux partis, et entre deux Amériques qui semblent aujourd’hui irréconciliables. Je ne sais pas pour vous, mais si ce pays me semble bien différent de celui dans lequel j’ai choisi de vivre il y a 6 ans, je me dis qu’il faut croire à un Etat de droit, avancer, que le meilleur est peut-être à venir.
Et vous, vous êtes optimiste ?