Une déferlante, une résistance… et le silence
Plus de 100 millions de votes avant l’élection. 64 millions de votes à distance. Trois jours et demi de suspense insoutenable, un pays entier suspendu au résultat de la Pennsylvanie, comme en 2016… Et cette fois, la démocratie l’a emporté : le prochain Président, Joe Biden, a obtenu la majorité des grands électeurs, mais aussi le vote populaire, avec plus de 4 millions de voix de plus que son adversaire. Surtout, la démocratie a gagné car les Américains ont voté massivement : plus de 146 millions de votes à ce jour, soit un taux de participation de 62 % (0,4 point de plus que pour l’élection de Barack Obama en 2008), du jamais-vu en 50 ans d’histoire politique américaine.
Samedi au moment de cette annonce, nous avons assisté, depuis les États-Unis et en particulier au cœur des grandes villes du pays, à deux réactions, comme indissociables : le soulagement et une déferlante de joie extatique. Les envoyés spéciaux américains des grandes chaînes de télévision, habitués aux élections, avouaient ne jamais avoir assisté à une telle liesse populaire depuis l’assassinat d’Oussama Ben Laden, en 2011. Dans mon quartier de Greenpoint à Brooklyn, je n’ai jamais vu autant de gens klaxonner, crier puis se rassembler dans les parcs pour chanter, danser et trinquer au nouveau locataire de la Maison Blanche. Un samedi d’été indien, 23 degrés pour un 7 novembre, où chacun a voulu oublier la méchanceté de cette élection, une pandémie galopante et une crise économique historique, le temps d’une journée et d’une soirée. Une parenthèse qui s’est clôturée avec les discours de Kamala Harris, habillée de la couleur des suffragettes et qui a ouvert la voie aux femmes, aux minorités et aux petites filles. Et Joe Biden, homme de foi et père de famille, qui s’est posé en rassembleur de la nation.
Mais la ferveur est loin d’être partagée par tous, car 70 millions d’Américains ont voté pour Donald Trump, aiment l’Amérique de 2020 et surtout ne croient pas au résultat de ce scrutin. Le Président avait déjà désavoué l’élection bien avant le 3 novembre, et dès la nuit de l’élection, a crié à la fraude massive. Les citoyens qui ont voté pour lui le croient, avec ou sans preuve à l’appui, et à ce stade, misent tout sur les recours judiciaires, en particulier devant la Cour Suprême. L’impression d’une élection volée, que Donald Trump a instillé au cœur de ses soutiens dès la première heure. Et pourtant, si les pro-Trump ont manifesté par centaines par endroits dans le pays, aucun débordement n’est heureusement à signaler à ce jour. Un calme ambiant car les partisans du Président croient à un renversement final, le fameux « twist » des films américains. Mais comment pourraient-ils réagir si cela n’est pas le cas ?
A ce calme, s’ajoute le silence assourdissant d’une grande partie des élus républicains, après l’élection de Joe Biden. Les plus loyaux du Président, à l’image du sénateur Lindsay Graham, ont publiquement évoqué des fraudes et soutenu le Président dans ses poursuites judiciaires (rappelons que ce dernier a voté pour Amy Coney Barrett après avoir juré en 2016 qu’il n’approuverait pas de juge à la Cour Suprême lors d’une année électorale…). Mitt Romney, sénateur républicain et critique de Trump, et l’ancien Président George W. Bush ont félicité le nouveau Président. Mais de nombreux autres membres républicains du Congrès sont pris entre le marteau et l’enclume : lâcher un Président qui refuse coûte que coûte sa défaite, ou faire fi de la volonté populaire. Le plus exposé est sans aucun doute le leader républicain du Sénat Mitch McConnell, qui a été fraîchement réélu dans le Kentucky et a simplement assuré qu’une transition pacifique du pouvoir serait assurée. Cela est indispensable car le Sénat, qui est pour le moment à majorité républicaine, doit approuver la constitution de l’équipe gouvernementale de Joe Biden, à la majorité simple.
Le Sénat est la dernière grande inconnue de cette élection. A ce stade, il est partagé à 48-48 entre démocrates et républicains, mais ces derniers vont selon toute probabilité gagner l’Alaska et la Caroline du Nord. Deux sièges de sénateurs de la Géorgie n’ont pas été attribués, car aucun candidat n’a franchi le seuil requis des 50 %, si bien qu’une nouvelle élection aura lieu le 5 janvier prochain. Si les démocrates parvenaient à emporter ces deux sièges, le Sénat serait réparti à égalité à 50-50. La voix prépondérante reviendrait alors à Kamala Harris, la vice-Présidente, faisant pencher le Sénat côté démocrate. Mais ce scrutin sera plus difficile à rassembler qu’une élection présidentielle à hauts enjeux. Surtout, si la Géorgie est - a priori - passée en bleu pour la première fois en 28 ans, les démocrates peuvent-ils répliquer cette prouesse au Sénat ? L’enjeu est crucial, car il en va de la capacité de Joe Biden à mettre en œuvre son programme, un plan de relance, une réforme fiscale ou encore un « green new deal ». Le suspense va donc durer quelques semaines de plus !